Par Alfred Grosser (07/06/2006, La Croix)
Gaston Defferre, deux lois novatrices
Ce fut Gaston Defferre qui mit en place la législation destinée à donner corps à sa formule : « Ne laissons pas croire que la France n'entreprend des réformes que lorsque le sang commence à couler. ».
Gaston Defferre est mort le 7 mai 1986. On ne saurait dire que son souvenir ait été beaucoup célébré. Sauf à Marseille. Il a été maire pendant trente-trois ans. Ce n'était pas un record : Édouard Herriot fut maire de Lyon pendant cinquante-deux ans, Jacques Chaban-Delmas maire de Bordeaux pendant quarante-huit ans ! Mais son nom reste gravé dans la mémoire politique des Marseillais. Ailleurs, les nouvelles générations l'ignorent, les précédentes évoquent surtout son effroyable échec à l'élection présidentielle de 1969 : 5 % des suffrages au candidat socialiste faisant équipe avec Pierre Mendès France, contre 43,9 % à Georges Pompidou, 23,4 % au centriste Alain Poher et surtout 21,5 % au vieux leader communiste Jacques Duclos ! Il appartiendra à François Mitterrand de renverser le rapport des forces. Pourtant, aucun homme politique de l'après-guerre n'a mis à son actif deux législations aussi novatrices, aussi créatrices que Gaston Defferre. L'une, en 1956, vit le ministre de la France d'outre-mer faire adopter sa loi-cadre pour l'Afrique française au sud du Sahara et pour Madagascar, l'autre, en 1982, permit au ministre de l'intérieur de changer profondément les structures solidement incrustées de l'administration de la France.
Sous la IVe République, ses prédécesseurs François Mitterrand et Pierre-Henri Teitgen avaient amorcé l'évolution. Mais ce fut Gaston Defferre qui mit en place la législation destinée à donner corps à sa formule : « Ne laissons pas croire que la France n'entreprend des réformes que lorsque le sang commence à couler. » La loi du 23 juin 1956 « autorisant le gouvernement à mettre en oeuvre les réformes et à assurer l'évolution des territoires relevant du ministère de la France d'outre-mer » a permis, le 31 mars 1957, à treize millions d'électeurs de l'Afrique occidentale française et de l'Afrique équatoriale française de choisir librement leurs représentants aux douze assemblées territoriales mises en place. AOF + AEF = 12 : aujourd'hui encore, l'Afrique souffre de la principale et prévisible faiblesse du système, à savoir de la « balkanisation » mise en place par Gaston Defferre.
En revanche, le fait que sa loi n'aura été qu'une étape sur la voie des indépendances ne la condamne en rien. En effet, elle était conçue comme le début d'une évolution que le général de Gaulle cherchera en vain à freiner, en 1958, par la création de la Communauté. L'indépendance est déclarée incompatible avec l'appartenance communautaire. Dès juin 1960, la Constitution française est modifiée pour affirmer le contraire.
René Rémond ne m'en voudra pas de lui laisser la parole pour définir l'importance de la seconde grande réalisation du maire de Marseille (1) : « La réforme est considérable. Défendue par Gaston Defferre qui a ajouté à son titre de ministre de l'intérieur celui de ministre de la décentralisation, elle est effectuée par une série de grandes lois. La première est votée au début de 1982. Elle modifie radicalement les rapports entre l'État et les collectivités... La loi du 2 mars 1982 transfère du préfet au président du conseil général le pouvoir exécutif de la collectivité départementale. Véritable révolution qui met fin à des siècles de centralisation administrative... Si l'importance d'une réforme se mesure à l'ancienneté de l'état de chose qu'elle modifie, ce sont assurément les lois de décentralisation, adoptées au début du premier septennat (de François Mitterrand) qui constituent l'initiative la plus importante par ses effets... Les lois Defferre ont opéré une rupture dont les effets ne sont pas encore tous perceptibles. Cette vraie révolution s'est effectuée dans un délai qui apparaîtra fort court au regard de la durée antérieure et au prix de défectuosités qui, avec le recul, sembleront minimes. La réussite de cette réforme fait justice du préjugé selon lequel les Français seraient réfractaires à tout changement qui ne prendrait pas la forme d'une secousse révolutionnaire. »
S'il en est bien ainsi, on comprend difficilement pourquoi la mémoire de Gaston Defferre a été si peu célébrée à l'occasion du vingtième anniversaire de sa disparition. D'autant plus qu'aujourd'hui où la Résistance ne cesse d'être célébrée, on pourrait, on devrait rappeler le rôle que le résistant Defferre a joué dès 1941, son refus d'aller à Londres en abandonnant le combat sur place, ou encore la création, en avril 1943, de L'Espoir, premier journal clandestin dans le Midi.
Mais ce sont bien les deux grandes oeuvres de 1956 et de 1982 qui devraient lui valoir ce qui semble lui être refusé, à savoir l'entrée en bonne place dans la mémoire politique des Français.
(1) Notre siècle. 1919-1993, Fayard, 1996 (p. 853 et 1006). Retour dans le texte
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