L
'adhésion de la Turquie a l’Union européenne
Les conditions d’un débat clair
par
Christian Bruschi, avocat,
Jean Kehayan, écrivain,
Lofti Madani, universitaire et
Tahar Rahmani, conseiller municipal de Marseille
Le
débat qui vient de s’engager en France autour
de l’adhésion de la Turquie à l’UE,
est de façon inattendue, dominé par la passion,
alors que les autres pays de l’Union n’ont pas
adopté ce ton polémique même si l’adhésion
de la Turquie n’est pas toujours souhaitée.
Caractérisé
en France par une certaine hypocrisie, l’enjeu du
débat se noue autour de deux questions centrales :
celle de la « géographie »
et celle de « l’identité ».
Pour les uns, la Turquie, géographiquement, ne ferait
pas partie de l’Europe. D’autres suggèrent
que la Turquie n’aurait pas une identité européenne.
Pour ce qui est de la géographie, il convient
de rappeler que la Turquie a été, depuis le
XVIe siècle, profondément mêlée
à l’histoire européenne, et on ne s’est
pas posé cette question en 1952 quand la Turquie
a adhéré à l’OTAN pour être
un rempart du monde occidental face à l’Union
Soviétique.
Quant à l’identité européenne
(dont personne n’a pu donner une définition
claire), les non dits laissent entrevoir que celle-ci
serait naturellement et historiquement construite sur la
base de critères culturels et religieux. Or, l’histoire
des individus comme des sociétés et des peuples
nous enseigne que l’identité n’est jamais
figée dans les sédiments de l’histoire
mais qu’elle est mouvante, en construction permanente.
L’Europe s’est construite sur les valeurs
de la démocratie, du respect et de la promotion des
droits de l’homme, de l’égalité
et de la liberté. C’est sur ces valeurs et
uniquement celles-ci que doivent s’affirmer nos exigences
les plus fortes à l’égard du partenaire
turc et que doivent être fixés les critères
de son adhésion.
La condition d’un partage obligé de l’héritage
judéo-chrétien comme le laisse entendre François
Bayrou constituerait alors une entorse fondamentale à
l’un des principes fondateurs de l’édifice
européen, celui de laïcité.
Rappelons que c’est sur ce principe de laïcité
que s’est construit en Turquie le premier régime
républicain du monde musulman en 1923. Et c’est
en Turquie également que la volonté politique
forte d’une égalité en droit entre hommes
et femmes s’est affirmée dès 1934 par
l’octroi du droit de vote aux femmes, soit 11 ans
avant la France. L’héritage historique en partage,
c’est aussi cela.
Au
plan politique, le principe d’équité
indispensable à une éthique de la construction
politique européenne impose que seuls les critères
politiques, économiques et juridiques applicables
aux autres candidats soient exigibles de la Turquie. Conférer
à ce pays un statut d’exception a priori le
disqualifierait de toute façon automatiquement et
les digressions des uns et des autres autour d’un
« oui, mais » ou « peut-être
que » ne seraient alors que l’expression
d’une attitude déloyale qui n’a jamais
fait les grands desseins politiques. Les positions de Mitterrand
et Chirac, dans l’esprit de la promesse faite par
de Gaulle, ont toujours été elles, dénuées
d’ambiguïtés : pas de critère
géographique, ni historique, ni religieux. François
Mitterrand affirmait en 1992 : « la Turquie
relève de l’espace européen ; l’Europe
ne saurait être limitée par des conceptions
géographiques ou des préjugés culturels ».
De
très nombreux hommes politiques cachent leurs préjugés
derrière la justification d’une opinion publique
hostile à l’entrée de la Turquie dans
la famille européenne ; or, sur les grandes
questions décisives (nationales et internationales)
c’est le volontarisme affirmé des dirigeants
politiques qui fait œuvre de pédagogie auprès
des opinions publiques : une surdétermination
de « l’état de l’opinion »
aurait maintenu encore aujourd’hui la peine de mort
et l’avortement serait encore pénalisé.
Ne jouons donc pas avec les peurs et les fantasmes que l’actualité,
il est vrai peu rassurante, peut générer dans
l’opinion.
Notre
crainte est qu’aujourd’hui ce débat soit
dévié de son objectif, soit dénaturé
et entraîne par ses excès, des sentiments xénophobes.
Les dérapages verbaux à Marseille de quelques
élus locaux, de gauche ou de droite, qui pour flatter
la communauté arménienne, se livrent à
une surenchère verbale, voire xénophobe, non
seulement dénaturent la juste revendication de la
diaspora arménienne, mais risquent de renforcer,
au sein de la communauté musulmane, le sentiment
que celle-ci est à nouveau montrée du doigt.
Prenons
garde à ne pas alimenter un conflit larvé
intercommunautaire et à ne pas conforter les
intégristes qui, d’ores et déjà,
s’emparent du débat en utilisant la sur médiatisation
de la dimension culturelle.
L’idée
d’un partenariat renforcé avec
la Turquie ne saurait être qu’une échappatoire
puisque le caractère privilégié du
partenariat euroturc a déjà cours sur le plan
économique depuis l’accord historique de 1963
entre la C.E.E et la Turquie et sur la défense (la
Turquie est membre de l’OTAN depuis 1952). Cette idée
est déjà dépassée depuis longtemps
dans l’imaginaire des publics européens qui
ont intégré sans aucune réserve la
participation constante de la Turquie aux grandes célébrations
médiatiques de l’Eurovision ou des coupes européennes
de football et autres sports…
S’il faut réfléchir sérieusement
à développer des formes de partenariat renforcé,
pensons alors au Maghreb…
Gageons que le désir d’Europe qu’expriment
si fort les Turcs peut être le levier d’un gigantesque
chantier de réformes en Turquie ; seule la perspective
d’adhésion peut enclencher la dynamique qui
les rendra irréversibles.
C’est le pari des dix ans à venir.
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